vendredi 21 décembre 2012

La fin du monde

Peu de mes élèves croient en cette niaiserie de fin du monde.

Mais pour une de mes élèves, aujourd'hui, c'était réellement une petite fin du monde. Une fin du monde qui me laisse un goût amer et une petite tristesse sournoise, malgré les vacances, malgré les rires, malgré les cadeaux.

J'ai déjà parlé ici de cette élève multipoquée, maganée par la vie et vraiment, mais vraiment difficile d'approche. Elle vient d'un pays d'Afrique où le viol est une arme et l'école, un luxe qu'on ne peut pas toujours se payer.

Elle est en plein milieu de son adolescence, et ne sait toujours pas lire. En fait, ne savait pas lire. Parce que depuis septembre, même si les heures de travail de qualité que nous avons réussi à faire entrent probablement sur 4 mains gros max, elle a beaucoup progressé. Elle connait presque toutes les lettres et arrive maintenant à lire beaucoup de mots, même de courtes phrases. Ce qui m'amène encore plus à me demander ce qu'elle a pu vivre pour qu'en 14 ans d'existence, je sois la première à réussir à la faire lire un peu.

Travailler avec elle n'était pas facile. Elle se cachait derrière la muraille de ses cheveux. Ne parlait qu'en chuchotant. Me regardait rarement. J'ai passé des heures à travailler avec elle. Elle ne m'a jamais dit "merci" ou "bonne journée". Quand la cloche sonnait, elle se levait et s'en allait, tout simplement. Elle a volé. Elle a menti. Elle s'est fait du mal. Dans des moments de crise, elle m'a raconté des histoires atroces. Elle m'a dit qu'elle allait tout lâcher, qu'elle ne connaissait rien, qu'elle était stupide. Et moi, petite moi, j'ai continué, avec le sourire, à répéter 4 millions de fois les mêmes choses, à l'encourager, à la féliciter, à souligner chaque petite réussite, en me disant que même si ça ne paraissait pas, mes paroles laissaient peut-être une petite trace, quelque part. Je me suis découvert une patience insoupçonnée.

Cette semaine,  j'ai appris qu'elle déménageait à plus de deux heures de route. À peine quelques jours après qu'elle m'a confié que sa mère essayait de la pousser à lâcher l'école. Elle déménage, en partie parce que sa mère trouve que l'école pose trop de questions. Parce que la DPJ est trop envahissante. Elle déménage et m'a dit qu'elle ne voulait pas aller dans une autre école. Qu'elle allait lâcher, tout simplement. Si elle s'inscrit dans une nouvelle école, ce que j'espère, ce sera la 3e depuis son arrivée au Québec. Difficile de bien planter ses racines quand on change d'école à chaque 4 mois. Je sais que la DPJ va veiller au grain. Du moins, je l'espère.

Concrètement, si je regarde les faits froidement, j'aurai la vie crissement plus facile en janvier. Je n'aurai plus à m'occuper d'elle chaque fois que j'ai une fraction de seconde libre. Je n'aurai plus à passer des heures en rencontre avec la psy et la direction. Je n'aurai plus à gérer des crises dont l'ampleur est un peu trop grande pour mes maigres épaules.

Pourtant, je me sens comme si on m'avait donné un coup de deux par quatre en pleine face. Je me sens comme si j'avais commencé à monter l'Everest et qu'on me disait en plein milieu que je n'allais pas pouvoir me rendre au bout. Je lui avait fait la promesse que d'ici juin, elle arriverait à lire un petit livre. Plein d'images, peut-être, avec beaucoup d'aide, certainement, mais un livre quand même. J'ai l'impression de briser cette promesse, malgré moi. Et ça me brise le coeur.

Aujourd'hui, c'était sa dernière journée. Elle était partie sans un seul mot. Je l'ai cherchée un peu partout et l'ai trouvée assise sur un banc, sur la place publique, dans sa robe de soirée et ses talons aiguilles vertigineux.
Elle ne m'a toujours pas dit "merci", ni "joyeuses fêtes", ni "bonnes vacances", ni "au revoir". Elle m'a regardée dans les yeux, elle s'est levée et s'est approchée de moi pour une timide accolade. Je lui ai dit de ne pas lâcher. Qu'elle était capable. Qu'elle pouvait réussir. Elle m'a regardée sans rien dire et s'est détournée assez rapidement. Peut-être que je rêve, ou peut-être pas, mais il y avait l'ombre d'un merci dans ses grands yeux noirs.

La fin du monde des Mayas, je n'y crois pas et je m'en contrecrisse. Mais aujourd'hui, pour cette élève, c'était un peu la fin du monde.

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